DAHMANE. FAREWELL TO MY BROTHER YOUNES.

From 5 to 12 November 2020 - Galerie Claude Lemand

  • DAHMANE, Portrait of Younès Benanteur.

    Portrait of Younès Benanteur, my brother. Copyright Photo Dahmane.

DAHMANE. FAREWELL TO MY BROTHER YOUNES.
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Les dernières paroles de mon frère auront été adressées aux infir­mières de la Maison Médicale Jeanne Garnier : «Vais-je dormir longtemps?», puis «Vous êtes des anges.». Ce qu’il espérait depuis quelques temps, mourir dans son som­meil, s’est donc finale­ment réalisé. Son visage, sur son lit de mort, était pais­ible et noble, celui, juste­ment, d’un ange au repos. La mort, d’autres l’ont com­pris avant moi, frappe par­fois de façon injuste : Younès méri­tait de vivre encore longtemps, de voir grandir ses filles bien-aimées et, plus tard, de se reposer après une vie entière de labeur acharné. Il ne méri­tait pas de mourir à cin­quante-huit ans, lui qui était bon, si intègre, si juste, si servi­able. Ses actions étaient si pos­i­tives pour les autres qu’il en avait oublié de se soucier de sa propre santé et qu’il n’avait jamais pris le soin de faire le moindre examen, lui qui avait passé la majeure partie de son temps à tra­vailler dans les hôpi­taux en col­lab­o­ra­tion avec des médecins com­pé­tents. Ce n’est que bien trop tard qu’il a décou­vert son cancer et sa gravité, il y a près de trois ans.

Il me con­fiait par­fois que s’il avait enduré depuis lors les opéra­tions et traite­ments pré­con­isés, aussi pénibles soient-ils, c’était dans le but de sur­vivre le plus longtemps pos­sible pour ses filles, Ingrid et Edwige. Ces derniers temps, il me disait aussi qu’il voulait retarder le moment où il me perdrait ainsi que ses pré­cieux amis. Ce n’était cer­taine­ment pas par peur de la mort ; jusqu’au bout, il a con­servé un courage et une lucidité dignes d’admi­ra­tion face à l’issue fatale dont il était par­faite­ment con­scient qu’elle se rap­prochait chaque jour à grands pas. Et cela alors même qu’aucune croy­ance ou foi religieuse ne l’aura aidé à atténuer la ter­reur qui étreint tant de nos sem­blables à l’approche de leur fin : il n’en éprouvait pas le besoin, étant pro­fondé­ment scep­tique. Lorsque nous abor­dions le sujet de la vie après la mort, de la réin­car­na­tion, de la sur­vivance de l’âme, il aimait résumer sa pensée par cette phrase : «Au-dessus des croy­ances, il y a le doute.».

Aucun effroi donc, juste une infinie tristesse de devoir quitter ses proches. Cette tristesse, c’est à moi main­tenant et jusqu’à la fin de mes jours de la ressentir dans sa pleine et amère mesure. Autant que frère adoré, il aura été mon meilleur, mon fidèle ami depuis notre plus tendre enfance et rien, au cours de nos vies, ne l’aura démenti : l’amour pro­fond et réciproque qui peut lier dans le meilleur des cas deux frères, c’était le nôtre. Nous nous amu­sions sou­vent de voir à quel point nous nous ressem­blions dans le regard des autres ; la simil­i­tude de nos traits, de nos façons, de nos into­na­tions étaient immé­di­ate­ment relevés par nos nou­velles ren­con­tres. Dieu sait que nous ne cher­chions pas à s’imiter l’un l’autre : nos par­cours se seront avérés sur le long terme on ne peut plus dis­sem­blables, mais pour autant écrits sur la même page. Étonnamment, alors que nos choix de vie s’éloignaient, nous avons tou­jours gardé les mêmes goûts et les mêmes opin­ions dans bien des domaines. Il était mon meilleur juge quant à mes recherches artis­tiques ; ses avis et ses cri­tiques ont tou­jours eu une valeur absolue à mes yeux. Et bien sûr, nos dif­férences con­tribuaient à nous enrichir mutuelle­ment.

Nous avons porté tous deux le sens du mot fra­ter­nité à son plus haut degré : sans son aide dévouée, sans le temps qu’il m’a accordé si généreuse­ment, sans sa sagacité, sa science et son bon sens, ma vie aurait été bien plus dif­fi­cile et aurait pu tourner à l’échec ; de mon côté, j’ai tenté de le lui rendre dans cette dernière période, celle de sa ter­rible mal­adie.

Et puis, il y avait aussi l’admi­ra­tion que nous éprouvions l’un pour l’autre : son immense cul­ture, quasi ency­clopédique, son énergie, son intel­li­gence, son extraor­di­naire mémoire, son métier d’une com­plexité et d’une exi­gence red­outable qu’il a exercé avec un courage exem­plaire, n’ont jamais cessé de m’impres­sionner, à juste titre, - et je suis loin d’être le seul à l’avoir été. De son côté, il admi­rait que ma pas­sion d’ado­les­cent pour la pho­togra­phie se soit traduite ensuite par un métier que je n’ai jamais cessé de pra­ti­quer.

En per­dant mon frère, je perds aussi la mémoire de nos deux vies, car autant Younès était hyper-mnésique, autant je suis amnésique. Les évènements impor­tants qui les ont ponc­tuées, nos sou­venirs, notre jeunesse et ses péripéties, les amis que nous avions à ces époques, les innom­brables anec­dotes et pré­ci­sions dont il pou­vait illus­trer nos passés com­muns et respec­tifs, ceux de nos par­ents, tout cela dis­paraît avec lui à tout jamais.

Certains moments mar­quants restent cepen­dant gravés dans ma mémoire. Voici trois exem­ples : lorsque j’abor­dais mes seize ans, que mes émois sen­ti­men­taux me posaient ques­tion, et alors qu’il n’en avait que douze, ce sont ses con­seils que je sol­lic­i­tais afin de mieux me diriger, et non ceux de mes con­nais­sances plus expéri­men­tées, car de par sa cul­ture lit­téraire et la clarté de sa pensée, toutes deux par­ti­c­ulière­ment pré­coces, ses avis m’appa­rais­saient comme étant beau­coup plus sensés. Nos voy­ages à Rome et Naples, à cette même période, m’ont pro­fondé­ment marqué comme des semaines de bon­heur et de com­plicité totale, tout comme notre vie com­mune que nous avions décidé de reprendre lorsqu’il avait, quatre ans après moi, quitté le domi­cile parental: cela s’était bel et bien réalisé pen­dant deux bonnes années à notre grand plaisir et dans une atmo­sphère de pure fan­taisie.

Je rends main­tenant hom­mage au merveilleux père qu’il aura été, et ses filles aduleront sa mémoire autant que moi, j’en suis sûr. Son amour pour elles n’a d’égal que celui qu’elles lui ont rendu. Younès, dans sa grande prévoy­ance, s’est assuré que leurs premières années d’adultes se feront sans aucune dif­fi­culté matérielle et les a dotées d’un appétit de cul­ture et d’un sens cri­tique qui les accom­pa­g­neront toute leur vie.

Je crois pou­voir associer mes nièces à mon cha­grin et je sais que tous trois, nous ressen­tirons pour tou­jours l’absence de Younès comme d’un vide impos­sible à combler.

Dahmane, novembre 2020

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