Shafic ABBOUD - Les Accords de Taëf. Sculpture.

Du 28 septembre au 31 octobre - Galerie Claude Lemand

  • ABBOUD, Les Accords de Taef.

    Les Accords de Taef, 1989-91. Sculpture en terre cuite et peintures à la tempera, composée de 11 éléments superposés. Hauteur totale 250 cm. Cette pièce est unique. © Succession Shafic Abboud. Courtesy Galerie Claude Lemand, Paris.

Shafic ABBOUD, Les Accords de Taëf, 1990.

https://drive.google.com/file/d/1hD7Ibd4MbdMldM­SIohNWw­hUQ_AJ6aHor/view?usp=sha­ring
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Christine Abboud :
Sculpture monu­men­tale, retra­çant en paral­lèle la vie de l’artiste et cer­tains épisodes de l’his­toire du Liban, dont la guerre civile déclen­chée en avril 1975 et les Accords de Taëf de 1989-90 qui en mar­quent la fin.
La maison de sa grand-mère pater­nelle à Mhaydsé près Bikfaya (Mont Liban), les années de jeu­nesse, les tour­ments de l’âge d’homme, la guerre qui vient et détruit, puis les espoirs entre­vus, …
Shafic Abboud est long­temps resté indé­cis quant à la façon de clore cet opus. Il a choisi dans un mou­ve­ment, au plus proche de sa per­son­na­lité, à la fois grave et plein d’humour, de rendre hom­mage à Piero della Francesca.
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Anissa Bouayed : Les Accords de Taëf. Reconstruire l’espoir.

Artiste réso­lu­ment atta­ché à la pein­ture, Shafic Abboud a fait aussi des incur­sions dans la sculp­ture, la céra­mi­que et la tapis­se­rie. Il en est ainsi de la terre cuite qu’il uti­lisa dans des moments d’abat­te­ment, comme au moment de la mort de son amie, l’artiste Ida Karskaya, en disant de ce moment-là que, ter­rassé par cette perte, il ne pou­vait plus pein­dre. Il passe également un été, alors qu’il souf­fre de ne plus retour­ner au Liban à cause de la guerre, dans un moment de dépres­sion et de doute, qu’il va trans­cen­der en déco­rant magni­fi­que­ment une cen­taine de plats pré­pa­rés par ses amis Marie et Gérard Khoury, dans leur ate­lier d’Aix-en-Provence.

Il retourne également à la terre, au moment où une paix pos­si­ble semble se des­si­ner au Proche-Orient, terre qu’il uti­lise pour mode­ler une œuvre étonnante à bien des égards, inti­tu­lée Les Accords de Taëf. Lui qui a évoqué dis­lo­ca­tion et ruines dans plu­sieurs œuvres sur la guerre, modèle ici une longue colonne de 250 cm de haut, faite de l’empi­le­ment de onze peti­tes struc­tu­res cubi­ques, toutes dif­fé­ren­tes les unes des autres, cer­tai­nes au décor orien­tal marqué d’arca­tu­res, d’autres au décor plus rec­ti­li­gne, plus ou moins ajou­rées, plus ou moins obtu­rées, por­teu­ses par­fois d’élégantes pein­tu­res bleues à la tem­pera, ou encore ornées de colon­na­des ou de claus­tra, à tra­vers les­quel­les la lumière filtre en par­ti­ci­pant ainsi à l’œuvre. Chacun de ces modu­les super­po­sés pour­rait être « une unité d’habi­ta­tion », si on uti­lise le lan­gage de l’archi­tecte Le Corbusier, car ce qui appa­raît en pre­mier, ça n’est pas ce qui au sommet de la colonne pour­rait être un ensem­ble de docu­ments sym­bo­li­sant les Accords, mais bien plutôt, cette élégante super­po­si­tion de lieux qui sem­blent habi­tés par la vie, dans sa beauté et sa diver­sité même. Cette sorte de ville ver­ti­cale semble sus­pen­due à la pro­messe de paix que les Accords de Taëf recè­lent.

Ces accords signés en octo­bre 1989 à Taëf, en Arabie saou­dite, entre Libanais et sous l’égide d’un comité tri­par­tite où se retrou­vaient l’Arabie saou­dite, le Maroc et l’Algérie, étaient des­ti­nés à mettre un terme à quinze années de guerre civile. Même si les accords, parce qu’ils accep­taient de voir la Syrie rester le gen­darme armé du Liban, furent décriés par une partie de l’opi­nion publi­que liba­naise, Shafic Abboud y voit la pre­mière ten­ta­tive d’enver­gure de res­tau­rer la paix et d’arri­ver à rendre pos­si­ble la réconci­lia­tion natio­nale. Lui qui refusa, par aver­sion du com­mu­nau­ta­risme, de conti­nuer à ensei­gner à Beyrouth, coupé en zones répon­dant aux influen­ces confes­sion­nel­les, qui a tou­jours refusé de sou­te­nir un camp contre l’autre, se réjouit d’ima­gi­ner un Liban unifié. Il recons­truit le pays à sa manière, il le « remonte » sym­bo­li­que­ment par cette sorte de totem, sous la pro­tec­tion tuté­laire duquel pour­rait adve­nir la paix. Il y a ici, comme pour le trip­ty­que 5 JUIN de la guerre de 1967, une forte sacra­lité dans l’élévation de cette forme plas­ti­que, qui semble vou­loir dire, après tant et tant de des­truc­tions, que la recons­truc­tion d’un nou­veau Liban est pos­si­ble.

L’œuvre dont il faut ima­gi­ner la patiente, réjouis­sante mais fra­gile réa­li­sa­tion, révèle un pro­fond atta­che­ment à la paix, qui a servi au pein­tre de via­ti­que et de bous­sole en lieu et place d’un dis­cours poli­ti­que. Il veut appor­ter à l’événement une réponse de créa­teur. Il choi­sit la matière miné­rale, la terre, l’un des quatre éléments, avec toute sa sym­bo­li­que aris­to­té­li­cienne de racine cons­ti­tu­tive du monde. Il façonne l’argile, ce qui impli­que une cer­taine ges­tuelle, il ne taille pas ou n’enlève pas de matière comme dans la sculp­ture sur pierre, mais il fait naître de ses mains, par le mode­lage d’un maté­riau souple qui se plie à ses vœux, avec lequel il pro­cède ici par ajouts suc­ces­sifs, une nou­velle forme sym­bole de paix. Il oppose aux fau­teurs de guerre cette Tour de Babel moderne, œuvre déli­cate, eupho­ri­que par son ascen­sion, atti­rante par son élégance soi­gnée mais vul­né­ra­ble, car elle peut être faci­le­ment dés­ta­bi­li­sée, cassée, se retrou­ver à terre, comme un échafaudage ins­ta­ble ou un châ­teau de cartes balayé d’un revers de main. Abboud lui donne ainsi par cette double empreinte, et après tant de des­truc­tions, une dimen­sion bou­le­ver­sante.

Elle témoi­gne d’une cons­cience lucide de la pré­ca­rité des équilibres poli­ti­ques qui pré­va­lent aux des­ti­nées du Liban mais, comme acte de créa­tion, elle ins­crit la volonté de l’artiste d’oppo­ser à cette réa­lité mou­vante qui le dépasse, l’image de la paix, comme un pos­si­ble dési­ra­ble, un futur à portée de main, qu’il faut nommer ou ima­gi­ner pour qu’il puisse adve­nir.

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