Shafic ABBOUD, Les Accords de Taëf, 1990.
https://drive.google.com/file/d/1hD7Ibd4MbdMldMSIohNWwhUQ_AJ6aHor/view?usp=sharing
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Christine Abboud :
Sculpture monumentale, retraçant en parallèle la vie de l’artiste et certains épisodes de l’histoire du Liban, dont la guerre civile déclenchée en avril 1975 et les Accords de Taëf de 1989-90 qui en marquent la fin.
La maison de sa grand-mère paternelle à Mhaydsé près Bikfaya (Mont Liban), les années de jeunesse, les tourments de l’âge d’homme, la guerre qui vient et détruit, puis les espoirs entrevus, …
Shafic Abboud est longtemps resté indécis quant à la façon de clore cet opus. Il a choisi dans un mouvement, au plus proche de sa personnalité, à la fois grave et plein d’humour, de rendre hommage à Piero della Francesca.
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Anissa Bouayed : Les Accords de Taëf. Reconstruire l’espoir.
Artiste résolument attaché à la peinture, Shafic Abboud a fait aussi des incursions dans la sculpture, la céramique et la tapisserie. Il en est ainsi de la terre cuite qu’il utilisa dans des moments d’abattement, comme au moment de la mort de son amie, l’artiste Ida Karskaya, en disant de ce moment-là que, terrassé par cette perte, il ne pouvait plus peindre. Il passe également un été, alors qu’il souffre de ne plus retourner au Liban à cause de la guerre, dans un moment de dépression et de doute, qu’il va transcender en décorant magnifiquement une centaine de plats préparés par ses amis Marie et Gérard Khoury, dans leur atelier d’Aix-en-Provence.
Il retourne également à la terre, au moment où une paix possible semble se dessiner au Proche-Orient, terre qu’il utilise pour modeler une œuvre étonnante à bien des égards, intitulée Les Accords de Taëf. Lui qui a évoqué dislocation et ruines dans plusieurs œuvres sur la guerre, modèle ici une longue colonne de 250 cm de haut, faite de l’empilement de onze petites structures cubiques, toutes différentes les unes des autres, certaines au décor oriental marqué d’arcatures, d’autres au décor plus rectiligne, plus ou moins ajourées, plus ou moins obturées, porteuses parfois d’élégantes peintures bleues à la tempera, ou encore ornées de colonnades ou de claustra, à travers lesquelles la lumière filtre en participant ainsi à l’œuvre. Chacun de ces modules superposés pourrait être « une unité d’habitation », si on utilise le langage de l’architecte Le Corbusier, car ce qui apparaît en premier, ça n’est pas ce qui au sommet de la colonne pourrait être un ensemble de documents symbolisant les Accords, mais bien plutôt, cette élégante superposition de lieux qui semblent habités par la vie, dans sa beauté et sa diversité même. Cette sorte de ville verticale semble suspendue à la promesse de paix que les Accords de Taëf recèlent.
Ces accords signés en octobre 1989 à Taëf, en Arabie saoudite, entre Libanais et sous l’égide d’un comité tripartite où se retrouvaient l’Arabie saoudite, le Maroc et l’Algérie, étaient destinés à mettre un terme à quinze années de guerre civile. Même si les accords, parce qu’ils acceptaient de voir la Syrie rester le gendarme armé du Liban, furent décriés par une partie de l’opinion publique libanaise, Shafic Abboud y voit la première tentative d’envergure de restaurer la paix et d’arriver à rendre possible la réconciliation nationale. Lui qui refusa, par aversion du communautarisme, de continuer à enseigner à Beyrouth, coupé en zones répondant aux influences confessionnelles, qui a toujours refusé de soutenir un camp contre l’autre, se réjouit d’imaginer un Liban unifié. Il reconstruit le pays à sa manière, il le « remonte » symboliquement par cette sorte de totem, sous la protection tutélaire duquel pourrait advenir la paix. Il y a ici, comme pour le triptyque 5 JUIN de la guerre de 1967, une forte sacralité dans l’élévation de cette forme plastique, qui semble vouloir dire, après tant et tant de destructions, que la reconstruction d’un nouveau Liban est possible.
L’œuvre dont il faut imaginer la patiente, réjouissante mais fragile réalisation, révèle un profond attachement à la paix, qui a servi au peintre de viatique et de boussole en lieu et place d’un discours politique. Il veut apporter à l’événement une réponse de créateur. Il choisit la matière minérale, la terre, l’un des quatre éléments, avec toute sa symbolique aristotélicienne de racine constitutive du monde. Il façonne l’argile, ce qui implique une certaine gestuelle, il ne taille pas ou n’enlève pas de matière comme dans la sculpture sur pierre, mais il fait naître de ses mains, par le modelage d’un matériau souple qui se plie à ses vœux, avec lequel il procède ici par ajouts successifs, une nouvelle forme symbole de paix. Il oppose aux fauteurs de guerre cette Tour de Babel moderne, œuvre délicate, euphorique par son ascension, attirante par son élégance soignée mais vulnérable, car elle peut être facilement déstabilisée, cassée, se retrouver à terre, comme un échafaudage instable ou un château de cartes balayé d’un revers de main. Abboud lui donne ainsi par cette double empreinte, et après tant de destructions, une dimension bouleversante.
Elle témoigne d’une conscience lucide de la précarité des équilibres politiques qui prévalent aux destinées du Liban mais, comme acte de création, elle inscrit la volonté de l’artiste d’opposer à cette réalité mouvante qui le dépasse, l’image de la paix, comme un possible désirable, un futur à portée de main, qu’il faut nommer ou imaginer pour qu’il puisse advenir.