SHAFIC ABBOUD ET LA MODERNITE .

Du 6 janvier au 23 février 2014 - Galerie Claude Lemand

  • Abboud, La Psy.

    La Psy, 1981. Huile sur toile, 100 x 81 cm. Collection privée. © Succession Shafic Abboud. Courtesy Galerie Claude Lemand, Paris.

  • Abboud, La Robe Anniversaire

    La Robe Anniversaire, 1983. Huile sur toile, 92 x 73 cm. Collection privée. © Succession Shafic Abboud. Courtesy Galerie Claude Lemand, Paris.

  • Abboud, Dimanches croisés

    Dimanches croisés, 1984. Huile sur toile, 65 x 81 cm. Collection privée. © Succession Shafic Abboud. Courtesy Galerie Claude Lemand, Paris.

  • Abboud, Les robes-puzzle de Domenica.

    Les robes-puzzle de Domenica, 1979. Collage, tempera sur papier, 45 x 35 cm. Donation Claude & France Lemand. Musée, Institut du monde arabe, Paris. © Succession Shafic Abboud. Courtesy Galerie Claude Lemand, Paris.

Dans Modernités Plurielles, le nouvel accro­chage des col­lec­tions du Musée National d’Art Moderne, le Centre Pompidou montre 2 pein­tu­res de Shafic Abboud.
La Galerie Claude Lemand lui consa­cre une expo­si­tion per­son­nelle, Shafic Abboud et la Modernité, du 16 jan­vier au 22 février 2014.
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Claude Lemand - SHAFIC ABBOUD :

- Né au Liban en 1926, décédé à Paris en 2004, Shafic Abboud est sans conteste le plus impor­tant artiste liba­nais et pari­sien de la seconde moitié du XXème siècle. Arrivé à Paris en 1947, il s’intè­gre par­fai­te­ment à la vie artis­ti­que intense de l’Après-guerre. En 1959, il est le seul artiste du Monde arabe à par­ti­ci­per à la pre­mière Biennale de Paris et, dans les années 1960-70, il fut l’un des acteurs majeurs de la vie cultu­relle et artis­ti­que de Beyrouth, ville lumière de tout le Proche-Orient arabe. Sa pein­ture évoluera de la Figuration poé­ti­que liba­naise à l’Abstraction lyri­que pari­sienne, puis à une forme sub­tile et sublime de Transfiguration abbou­dienne, qui est à la fois ancienne et moderne, païenne et sacrée. Son œuvre est un mani­feste pour la Modernité, la liberté, la cou­leur et la lumière, une pas­se­relle per­ma­nente entre la France, le Liban et le Monde arabe.
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- Ses oeu­vres (pein­tu­res et oeu­vres sur papier, céra­mi­ques et pro­jets de sculp­tu­res, tapis et tapis­se­ries, litho­gra­phies et livres d’artiste) sont dans de très nom­breu­ses col­lec­tions publi­ques de France (MAM de la Ville de Paris, Musée de l’Institut du monde arabe, FNAC, FDAC, Mobilier natio­nal, Centre Georges Pompidou, ...), du Liban (Musée Nicolas Sursock, Ministère de la culture, ...), d’Algérie (Musée des Beaux-arts d’Alger), du Qatar (Mathaf de Doha), de Jordanie (Musée National), de Grande Bretagne (British Museum, ...), des Emirats (Abu Dhabi), ... et dans plu­sieurs gran­des col­lec­tions pri­vées (France, Liban, Allemagne, Canada, Grande-Bretagne, Suisse, Arabie Saoudite, Emirats, Koweit, ...).
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Publications dis­po­ni­bles à la gale­rie :

1. SHAFIC ABBOUD. Monographie, Paris, 2006. Premier ouvrage pré­paré et publié par Claude Lemand, 368 pages en cou­leur, 25 x 33,5 cm. ISBN 2-910263-04-5.

2. SHAFIC ABBOUD Rétrospective. Catalogue, Paris, 2011. Préparé et publié par Claude Lemand. Relié, 70 pages en cou­leur, 24 x 33 cm. ISBN 2-910263-07-2.

3. ART BAHRAIN 02. Texte par Claude Lemand. Voir News

4. ART ABSOLUMENT. Texte par Emmanuel Daydé.
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Emmanuel Daydé - SHAFIC ABBOUD, LE PROPHETE.

« Où ira-t-on quand les lumiè­res s’éteindront et que l’on se ras­sem­blera ? » demande la fou­gueuse poé­tesse et pein­tre amé­ri­cano-liba­naise Etel Adnan. « On ira tous au Paradis » semble lui répon­dre son contem­po­rain Shafic Abboud, dont les pein­tu­res ivres de lumiè­res, tis­sées de cou­leurs comme des tapis, closes comme des jar­dins d’Eden et bruis­san­tes comme des minia­tu­res per­sa­nes, sem­blent des visions trans­fi­gu­rées d’un réel insai­sis­sa­ble. Toute son œuvre paraît pour­sui­vre une cer­taine idée bon­nar­dienne de la joie de vivre, comme le prouve à l’envie le titre d’un de ses tableaux inti­tulé Cette place pour le bon­heur. Abboud demeure un mys­ti­que de l’ins­tant, capa­ble de tout sacri­fier à ce dieu sau­vage. De nature cepen­dant inquiète, l’artiste levan­tin lutte déses­pé­ré­ment contre le temps qui nous dévore et la dépres­sion qui le menace, en fai­sant papillon­ner et vibrer ses toiles d’un feu qui brûle, échauffe et se consume, usant de toutes les varia­tions jaunes, oran­ges et rouges de l’orient com­pli­qué.

Il y a de l’alchi­miste méti­cu­leux chez ce magi­cien de la cou­leur, comme le prou­vent ses livres de pein­tu­res ou ses car­nets aux sen­ten­ces enca­drées en tout sens, à la manière de quel­que patch­work à lire autant qu’à voir. Il y a aussi du musi­cien perdu dans l’har­mo­nie des sphè­res chez ce fou des qua­tuors de Beethoven – parce que ceux-ci pos­sé­de­raient, selon son ami le com­po­si­teur André Boucourechliev, « le don de migra­tion per­pé­tuelle » : à l’instar de son Quatuor de 1977, sa pein­ture n’est jamais fixe mais tou­jours mou­ve­ment, scin­tille­ment, flamme, iri­sa­tion. Il y a enfin du mys­ti­que de la chair chez cet hédo­niste meur­tri, qui veut « regar­der la Nature dans les yeux », et qui peint des nus comme des pay­sa­ges et des pay­sa­ges comme des nus au pla­fond. Né en 1926, dans le vil­lage grec ortho­doxe de Mhaidsé, au cœur de la mon­ta­gne liba­naise, le sen­sua­liste Abboud est resté toute sa vie un fai­seur d’icônes, ces « magni­fi­cen­ces de lumière, splen­deurs, glo­rieu­ses d’or liquide » comme les appelle le poète des deux rives Georges Schehadé. Même s’il s’éloigne de la foi de son enfance lors de son ins­tal­la­tion en France, près du jardin enchanté du parc Montsouris, et s’il finit par reje­ter les confes­sion­na­lis­mes qui ont mis le feu au Liban, il n’a eu de cesse de sacra­li­ser le pro­fane entre Beyrouth et Paris, pei­gnant ici, « où la cha­leur apaise » durant l’été et là-bas, « où la tem­pé­ra­ture met le cer­veau en ébullition » durant l’hiver.

Les voies de la moder­nité étant impé­né­tra­bles, les che­mins de l’abs­trac­tion d’après-guerre n’ont été pour lui qu’une manière de culti­ver son jardin, en irri­guant la tra­di­tion de lumiè­res nou­vel­les. Dix ans avant sa mort, il a encore voulu revoir le monas­tère grec ortho­doxe de Saidnaya, sur les contre­forts syriens de l’Anti-Liban, où sa mère l’emme­nait en pèle­ri­nage quand il était enfant, pour voir l’une des trois pein­tu­res de la Vierge attri­buée à Saint Luc. De sa fas­ci­na­tion pour l’icône – et pour la pein­ture sien­noise qui en découle -, Abboud a retenu l’idée de ne pas repré­sen­ter le monde qui nous entoure, mais plutôt de le trans­fi­gu­rer. Même quand il n’uti­lise pas la matité pro­fonde et abso­lue de la tem­pera, Il use de cou­leurs clai­res et pures, dres­sant ses hypo­thé­ti­ques figu­res de manière sta­ti­que et fron­tale, en les illu­mi­nant de l’inté­rieur (et non pas par der­rière, comme dans les midis noirs de son ami Marfaing). Rien n’évoque plus la théo­rie de saints et de sain­tes de la déisis ortho­doxe que Les dames de gale­rie mor­do­rées de 1977 - pour ne rien dire de la série sur la robe de Simone ou le grand por­trait en pied d’une saou­dienne inti­tulé Robe Widad. Même lors­que toute trace de figu­ra­tion semble avoir dis­paru, l’enfant de la mon­ta­gne pour­suit ses visions dans des exta­ses de cou­leurs : « Le choc de deux cou­leurs pro­vo­que la lumière… La cou­leur, je n’y échapperai pas, c’est une fata­lité, c’est ma nature ; mes yeux ont dû être à jamais éblouis. »

Même si elle ne cons­ti­tue qu’une entrée en matière, la tou­chante Figuration poé­ti­que des années 1947 à 1953 annonce, dans des tona­li­tés grises et sour­des mais ren­dues pres­que trans­pa­ren­tes, un uni­vers de rêves déjà com­par­ti­men­tés. Usant d’une cons­truc­tion folk­lo­ri­que, proche de celle des petits che­vaux de Dalmatie de Zoran Music, emprun­tant son trait gra­cile et oni­ri­que à Paul Klee, les peti­tes his­toi­res secrè­tes que se racontent les Fous ou La boîte à images ren­voient aux jours heu­reux de l’enfance, quand le petit Shafic fai­sait comme l’oiseau, vivant d’air pur et d’eau fraî­che en s’abreu­vant aux his­toi­res que lui contait sa grand-mère. Mais il ne fait pas bon entre­pren­dre une quel­conque nar­ra­tion dans le Paris des années 50, qui veut oublier les hor­reurs de la guerre dans la régé­né­res­cence de l’art abs­trait. Même si, dans le fond, il en refuse les com­po­san­tes, le liba­nais adhère à l’Abstraction lyri­que défen­due par le cri­ti­que Roger van Gindertael, et pra­ti­que une abs­trac­tion inté­grale à la façon de Poliakoff, retrou­vant dans les com­bi­nai­sons de formes silen­cieu­ses du russe le royaume inté­rieur qu’il recher­che. Mais très vite, il com­pli­que ces puzz­les sen­so­riels - et, là encore, ico­ni­ques - en les maçon­nant de cou­leurs empi­lées, comme dans son cycle obs­trué des Saisons de 1959, topo­gra­phie boueuse ima­gi­naire qui annonce les Saisons mag­ma­ti­ques et putri­des d’Eugène Leroy. Loin d’être un épigone moyen-orien­tal, Abboud est un décou­vreur. Si l’on veut bien reconnaî­tre à Pierre Soulages l’inven­tion du noir-lumière, alors il faut reconnaî­tre à Shafic Abboud l’inven­tion de la cou­leur-lumière, avec cette faculté qu’il a de rendre la toile inco­lore à force de cou­leurs. Comme dans l’art des enlu­mi­nu­res, il sait pro­lon­ger ses figu­res neu­tres mono­chro­mes par des images colo­rées. Mais l’espace vide de l’art abs­trait, qui tend vers la froide géo­mé­trie, com­mence à le faire suf­fo­quer. Une toile comme Enfantine de 1964 retrouve impli­ci­te­ment la lumi­neuse com­po­si­tion tachiste de Méditerranée de Nicolas de Staël.

D’ailleurs, en même temps qu’il réa­lise son caté­chisme abs­trait, il peint des illus­tra­tions de conte pour sa fille Christine et même une lan­terne magi­que en forme de boîte de cinéma, qui déroule des films aussi immo­bi­les que les courts métra­ges d’ani­ma­tion des frères Quay. « Je n’oppose pas la pein­ture abs­traite à la pein­ture figu­ra­tive, disait déjà de Staël à ses détrac­teurs. Une pein­ture devrait être à la fois abs­traite et figu­ra­tive. Abstraite en tant que mur, figu­ra­tive en tant que repré­sen­ta­tion d’un espace[] ». C’est cet espace qu’Abboud veut désor­mais conqué­rir, en par­tant d’un déclic pro­vo­qué par le réel, pour le brouiller ensuite dans de grands tapis baro­ques ruti­lants de cou­leurs ou, au contraire, dans des blan­cheurs de neige imma­cu­lée ou des mati­tés de nuit mini­male. Le monde entier se pare alors de ten­tu­res dignes des Mille et une nuits, que ce soit dans les tissus cha­toyants du marché Saint Pierre, le corps étendu mort et bleui de sa mère, une per­for­mance zen de Merce Cunningham à la Fondation Maeght, le sou­ve­nir nos­tal­gi­que du Paradise sur la plage de Beyrouth, les lits des enfants dans la cham­bre, les prés tout autour de sa petite maison des bords de Loire ou d’ulti­mes plages mono­chro­mes, « douces à tou­cher par le regard ».

A l’heure où là-bas devient ici, alors que le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris s’apprête à consa­crer une grande expo­si­tion sur la créa­tion ira­nienne et où le Centre Pompidou inclut l’abs­trac­tion infor­melle arabe dans ses Modernités plu­riel­les, il ne serait que temps de se tour­ner vers l’art moderne liba­nais et ses pion­niers soli­tai­res, Saliba Douaihy et Shafic Abboud en tête. Seul artiste arabe à avoir par­ti­cipé à la Première Biennale de Paris en 1959 - aux côtés d’Yves Klein, de Martin Barré, d’André Marfaing ou de Joan Mitchell -, Abboud a réussi à s’évader de la seconde Ecole de Paris, en por­tant ses conquê­tes lumi­neu­ses et for­mel­les à une incan­des­cence orien­tale, aussi éblouissante qu’inat­ten­due.
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Note sur le pro­phète par Claude Lemand

* Le pro­phète est une double allu­sion au livre de l’écrivain liba­nais Gibran Khalil Gibran The Prophet (1923) et au mou­ve­ment pic­tu­ral fran­çais des Nabis (1888-1890).

1. Ecrivain liba­nais établi à New York, Gibran (1883-1931) écrit The Prophet en anglais, com­posé de 26 poèmes en prose pro­phé­ti­que. Il est vite tra­duit en arabe et dans une ving­taine de lan­gues. Gibran est l’un des fon­da­teurs de la Nahda (mou­ve­ment de la Renaissance arabe, pour la libé­ra­tion de l’Empire Ottoman, des féo­da­li­tés loca­les civi­les et reli­gieu­se­set pour les droits des femmes), ses écrits ont eu une grande influence sur la jeu­nesse du Proche-Orient et sur Shafic Abboud, né en 1926.

2. Les Nabis (les Prophètes). Fondé par Paul Sérusier (auteur du Talisman, ins­piré par Paul Gauguin en Bretagne), le groupe des Nabis se libère de l’héri­tage des impres­sion­nis­tes, s’écarte du réel et prône les cou­leurs vives et la lumière ; il s’éloigne du chris­tia­nisme, s’ins­pire de diver­ses théo­so­phies, se rap­pro­che du sym­bo­lisme et met l’accent sur le rôle sacré de l’art et de la pein­ture, la lumière de l’oeuvre devient le témoin de la vie spi­ri­tuelle. Les Nabis ne se limi­tent pas à la pein­ture, mais ils s’inves­tis­sent aussi dans de mul­ti­ples pro­duc­tions artis­ti­ques. Le groupe est influencé par Gauguin, Van Gogh et Cézanne, par l’orien­ta­lisme et le japo­nisme. Ses prin­ci­paux repré­sen­tants : Sérusier, Vuillard, Bonnard, Denis, Roussel, Vallotton, Maillol, ... Shafic Abboud retien­dra sur­tout les cou­leurs de Bonnard (qu’il a tou­jours admiré), les inté­rieurs de Vuillard, la sen­sua­lité païenne et sacrée de Gauguin dans ses femmes-pay­sa­ges et il sera attiré par l’expé­ri­men­ta­tion de divers arts appli­qués.

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