M’Hamed ISSIAKHEM - ALGERIE MON AMOUR - Exposition.

Du 11 juillet au 28 août 2022 - Institut du monde arabe

  • ISSIAKHEM, La Mère.

    La Mère, ca 1965. Huile sur toile, 100 x 65 cm. Donation Claude et France Lemand 2018. Musée, Institut du monde arabe, Paris. © Succession M'Hamed Issiakhem. Courtesy Galerie Claude Lemand, Paris.

  • ISSIAKHEM, La Femme enceinte.

    La Femme enceinte, 1984. Huile sur toile, 100 x 81 cm. Donation Claude et France Lemand 2018. Musée, Institut du monde arabe, Paris. © Succession M’Hamed Issiakhem. Courtesy Galerie Claude Lemand, Paris.

  • ISSIAKHEM, Mère courage.

    Mère courage, 1984. Huile sur toile, 116 x 81 cm. Donation Claude et France Lemand 2018. Musée, Institut du monde arabe, Paris. © Succession M’Hamed Issiakhem. Courtesy Galerie Claude Lemand, Paris.

M’Hamed ISSIAKHEM (Algérie, 1928-1985) - ALGERIE MON AMOUR - Exposition.

(D’après Anissa Bouayed)

Artiste talen­tueux, pro­li­fi­que et géné­reux, il détrui­sit nombre de ses œuvres, en donna sans comp­ter et sans se sou­cier d’établir ou d’en faire établir le réper­toire, M’hamed Issiakhem est l’un des fon­da­teurs de la pein­ture moderne en Algérie. Il appar­tient à cette géné­ra­tion d’artis­tes et d’écrivains nés autour de 1930, actifs à partir du début des années 1950, pour les­quels créa­tion et contes­ta­tion de l’ordre colo­nial sont les deux faces d’une même cons­cience.

Le roman­cier et poète Malek Haddad a évoqué dès 1969 le tra­gi­que à l’œuvre chez Issiakhem : « Soudain, un uni­vers hal­lu­ciné appa­raît et s’impose à nous comme il s’est imposé à l’artiste ... parce que le tra­gi­que est son his­toire et non pas sa voca­tion. ». Cette dimen­sion his­to­ri­que de la tra­gé­die, c’est celle de l’enfant dont la vie bas­cule en 1943 avec le ter­ri­ble acci­dent causé par la gre­nade qu’il a fait explo­ser en jouant, explo­sion qui tue deux de ses sœurs et l’un de ses neveux. M’Hamed, griè­ve­ment blessé, dans le coma, est amputé du bras gauche.

Le dessin avait tôt été sa marque de dis­tinc­tion dans un envi­ron­ne­ment dif­fi­cile, car il était ostra­cisé à l’école parce que Kabyle. Mais c’est « par hasard », assure-t-il, qu’il pousse la porte de la société des Beaux-arts d’Alger, ville où il s’ins­talle en 1947. Il va dès lors suivre un par­cours de for­ma­tion, excep­tion­nel pour un jeune homme issu du monde colo­nisé : Beaux-arts d’Alger jusqu’en 1951, for­ma­tion en gra­vure à l’Ecole Estienne à Paris, admis­sion sur concours, en 1953, aux Beaux-arts de Paris dans la sec­tion pein­ture, enfin obten­tion d’une bourse de pen­sion­naire de la Casa Vélasquez à Madrid. Transcendant son infir­mité, il acquiert en pein­ture et en gra­vure une vir­tuo­sité rare qu’admi­rent ses condis­ci­ples.

Personnage au verbe haut, aux convic­tions expri­mées avec véhé­mence, avec une ironie que cer­tains jugeaient mor­dante, Issiakhem, proche de l’intel­li­gent­sia acquise à la cause de l’indé­pen­dance algé­rienne, exprime tôt sa sen­si­bi­lité pour la jus­tice sociale et son enga­ge­ment poli­ti­que. Après 1962, il demeure au centre de la vie artis­ti­que algé­roise : des­si­na­teur dans le jour­nal pro­gres­siste Alger répu­bli­cain, membre fon­da­teur de l’Union natio­nale des Arts plas­ti­ques (1963), chef d’ate­lier aux Beaux-Arts d’Alger puis direc­teur des Beaux-Arts d’Oran, et encore affi­chiste, illus­tra­teur, des­si­na­teur de maquet­tes de billets de banque (soi­gnées à l’extrême) et de tim­bres-poste, res­pon­sa­ble de l’ate­lier pein­ture du Musée de l’armée… : le sen­ti­ment de contri­buer à la créa­tion d’une culture natio­nale moderne qui, dans cette phase de cons­truc­tion, passe par les déci­sions étatiques, expli­que pour une large part que l’artiste, comme d’autres de sa géné­ra­tion, s’impli­que par patrio­tisme dans ces chan­tiers ins­ti­tu­tion­nels.

Il n’en pré­serve pas moins son style per­son­nel, qui ne perdra ni en inten­sité ni en émotion, et que les spé­cia­lis­tes s’accor­dent à qua­li­fier « d’expres­sion­niste » - qua­li­fi­ca­tif dis­cu­ta­ble, du point de vue même de l’artiste. Un style qui, dans son œuvre peint, décline les iné­pui­sa­bles figu­res du mal­heur qu’incar­nent, tableau après tableau, dans leur ano­ny­mat, un dou­lou­reux cor­tège de femmes debout.

La Femme enceinte et Mère cou­rage sont parmi ses der­niè­res œuvres. Réalisées en 1984, bou­le­ver­san­tes par la proxi­mité avec la mort du pein­tre, qui se savait condamné par le cancer, elles sont des­ti­nées à l’expo­si­tion « Maternité », qui eut lieu à Tunis en juillet 1985. La jour­na­liste Anne-Marie El Khatib fit l’éloge de l’expo­si­tion et du pein­tre : « Il s’est dit qu’il tien­drait toute sa vie malgré la guerre, les rejets, les bles­su­res … à l’heure où l’on doit lâcher prise ... lui a réussi à main­te­nir envers et contre tout la pein­ture et, par consé­quent, la vie... ». Issiakhem meurt six mois plus tard, le pre­mier décem­bre 1985.
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- M’hamed Issiakhem, La Mère, ca 1965. Huile sur toile, envi­ron 100 x 73 cm. © Donation Claude et France Lemand. Musée de l’IMA.
Dans La Mère, toile aux tona­li­tés som­bres comme de la cendre, éclairées de quel­ques taches et traits d’ocres, une très large partie de l’espace pic­tu­ral est pres­que satu­rée de signes, comme les lignes bri­sées qui évoquent les tissus ou la pote­rie ber­bè­res, au point d’en paraî­tre abs­traite, faite de pans auto­no­mes, abs­trac­tion ren­for­cée par l’aspect pres­que indé­ter­miné des visa­ges. La bouche de la mère est à peine des­si­née, comme si la per­sonne était réduite au silence. Le visage de l’enfant est sim­ple­ment esquissé par quel­ques traits noirs, et sa place dans la com­po­si­tion, au bout d’une dia­go­nale, semble ambi­va­lente, comme rejeté hors de l’espace, alors que son corps paraît soudé au corps mater­nel. Seuls les yeux mani­fes­tent une intense pré­sence au monde des deux êtres, empê­chés dans leur rela­tion mère-enfant, voués au mal­heur, mais expri­mant une force inté­rieure qui jaillit des traits noirs qui sou­li­gnent le regard. Dans le bas du tableau, sur l’autre dia­go­nale, du même côté que l’enfant, la main du pein­tre et sa bles­sure tou­jours ouverte sont comme les stig­ma­tes chris­ti­ques de la dou­leur et sa cons­tante réac­tua­li­sa­tion dans l’acte même de pein­dre.

- M’hamed Issiakhem, Mère cou­rage, 1984. Huile sur toile, 116 x 81 cm. © Donation Claude et France Lemand. Musée de l’IMA.
Dans Mère cou­rage, le sen­ti­ment d’effa­ce­ment, déjà pal­pa­ble dans une autre œuvre de 1984, La Femme enceinte, est ren­forcé par l’uti­li­sa­tion pres­que mono­chrome du blanc et la sen­sa­tion que la toile a été grat­tée, biffée pour enle­ver de la matière, comme sur la ligne courbe de démar­ca­tion entre la partie haute peu­plée de formes abs­trai­tes et le sub­strat qui sou­tient la fra­gile sil­houette. Le regard de cette femme ano­nyme paraît d’une inson­da­ble tris­tesse. Par les cou­leurs de sa tenue, par la pose de ses bras et de ses mains ras­sem­blés sur un objet du quo­ti­dien, elle semble étrangère à elle-même et concen­trée sur un but unique : accom­plir sa tâche mater­nelle. Comme chez d’autres expres­sion­nis­tes, le visage, sujet essen­tiel de la repré­sen­ta­tion du tra­gi­que de la condi­tion humaine, est ici pres­que effacé, non pour néan­ti­ser la per­sonne, mais au contraire pour la faire adve­nir à l’exis­tence et témoi­gner d’une néces­sité vitale à laquelle ren­voie le titre. Cette mère cou­rage est algé­rienne, mais elle peut être de toutes les époques et de tous les pays qui ont connu ou connais­sent encore de vio­lents rap­ports de domi­na­tion, qu’ils soient d’ordre patriar­cal ou poli­ti­que.

Copyright © Galerie Claude Lemand 2012.

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