Lettre ouverte au Président de la République française, par Dominique Eddé, écrivaine du Liban.

Du 19 octobre au 7 novembre 2023 - L'ORIENT LEJOUR - Galerie Claude Lemand

  • Choukini, Le Cheval de Guernica.

    Le Cheval de Guernica, 2011. Bronze original, 154 x 84 x 34 cm. Signé et numéroté. Edition de 6. Claude Lemand Editeur d'Art, Paris. © Chaouki Choukini. Courtesy Galerie Claude Lemand, Paris.

  • CHOUKINI, Petit Prince. Enfant de Gaza.

    Petit Prince. Enfant de Gaza, 2010. Bronze original, 120 x 52 x 34 cm. Signé et numéroté. Edition de 6 + AP. Claude Lemand Editeur d'Art, Paris. © Chaouki Choukini. Courtesy Galerie Claude Lemand, Paris.

  • Choukini, Petit Prince. Enfant de Cana

    Chaouki Choukini, Petit Prince. Enfant de Cana, 2007. Bois iroko, 175 x 85 x 35 cm. Collection Mathaf, Musée du Qatar, Doha. © Chaouki Choukini. Courtesy Galerie Claude Lemand, Paris.

Lettre ouverte au pré­si­dent de la République fran­çaise
OLJ / Par Dominique EDDÉ, écrivaine, le 20 octo­bre 2023

Monsieur le Président,
C’est d’un lieu ruiné, abusé, mani­pulé de toutes parts, que je vous adresse cette lettre. Il se pour­rait qu’à l’heure actuelle, notre expé­rience de l’impuis­sance et de la défaite ne soit pas inu­tile à ceux qui, comme vous, affron­tent des équations explo­si­ves et les limi­tes de leur toute puis­sance.

Je vous écris parce que la France est membre du Conseil de sécu­rité de l’ONU et que la sécu­rité du monde est en danger. Je vous écris au nom de la paix.

L’hor­reur qu’endu­rent en ce moment les Gazaouis, avec l’aval d’une grande partie du monde, est une abo­mi­na­tion. Elle résume la défaite sans nom de notre his­toire moderne. La vôtre et la nôtre. Le Liban, l’Irak, la Syrie sont sous terre. La Palestine est déchi­rée, trouée, déchi­que­tée selon un plan par­fai­te­ment clair : son annexion. Il suffit pour s’en convain­cre de regar­der les cartes.

Le mas­sa­cre par le Hamas de cen­tai­nes de civils israé­liens, le 7 octo­bre der­nier, n’est pas un acte de guerre. C’est une igno­mi­nie. Il n’est pas de mots pour en dire l’étendue. Si les arabes ou les musul­mans tar­dent, pour nombre d’entre eux, à en dénon­cer la bar­ba­rie, c’est que leur his­toire récente est jon­chée de car­na­ges, toutes confes­sions confon­dues, et que leur trop plein d’humi­lia­tion et d’impo­tence a fini par épuiser leur réserve d’indi­gna­tion ; par les enfer­mer dans le res­sen­ti­ment. Leur mémoire est hantée par les mas­sa­cres, long­temps igno­rés, commis par des Israéliens sur des civils pales­ti­niens pour s’empa­rer de leurs terres. Je pense à Deir Yassin en 1948, à Kfar Qassem en 1956. Ils ont par ailleurs la convic­tion – je la par­tage – que l’implan­ta­tion d’Israël dans la région et la bru­ta­lité des moyens employés pour assu­rer sa domi­na­tion et sa sécu­rité ont très lar­ge­ment contri­bué au démem­bre­ment, à l’effon­dre­ment géné­ral. Le colo­nia­lisme, la poli­ti­que de répres­sion vio­lente et le régime d’apar­theid de ce pays sont des faits indé­nia­bles. S’entê­ter dans le déni, c’est entre­te­nir le feu dans les cer­veaux des uns et le leurre dans les cer­veaux des autres. Nous savons tous par ailleurs que l’isla­misme incen­diaire s’est lar­ge­ment nourri de cette plaie ouverte qui ne s’appelle pas pour rien « la Terre sainte ». Je vous rap­pelle au pas­sage que le Hezbollah est né au Liban au len­de­main de l’occu­pa­tion israé­lienne, en 1982, et que les désas­treu­ses guer­res du Golfe ont donné un coup d’accé­lé­ra­teur fatal au fana­tisme reli­gieux dans la région.

Qu’une bonne partie des Israéliens reste trau­ma­ti­sée par l’abo­mi­na­tion de la Shoah et qu’il faille en tenir compte, cela va de soi. Que vous soyez occupé à pré­ve­nir les actes anti­sé­mi­tes en France, cela aussi est une évidence. Mais que vous en arri­viez au point de ne plus rien enten­dre de ce qui se vit ailleurs et autre­ment, de nier une souf­france au pré­texte d’en soi­gner une autre, cela ne contri­bue pas à paci­fier. Cela revient à cen­su­rer, divi­ser, bou­cher l’hori­zon. Combien de temps encore allez-vous, ainsi que les auto­ri­tés alle­man­des, conti­nuer à puiser dans la peur du peuple juif un remède à votre culpa­bi­lité ? Elle n’est plus tolé­ra­ble cette logi­que qui consiste à s’acquit­ter d’un passé odieux en en fai­sant porter le poids à ceux qui n’y sont pour rien. Écoutez plutôt les dis­si­dents israé­liens qui, eux, entre­tien­nent l’hon­neur. Ils sont nom­breux à vous aler­ter, depuis Israël et les États-Unis.

Commencez, vous les Européens, par exiger l’arrêt immé­diat des bom­bar­de­ments de Gaza. Vous n’affai­bli­rez pas le Hamas ni ne pro­té­ge­rez les Israéliens en lais­sant la guerre se pour­sui­vre. Usez de votre voix non pas seu­le­ment pour un amé­na­ge­ment de cor­ri­dors huma­ni­tai­res dans le sillage de la poli­ti­que amé­ri­caine, mais pour un appel à la paix ! La souf­france endu­rée, une décen­nie après l’autre, par les Palestiniens n’est plus sou­te­na­ble. Cessez d’accor­der votre blanc-seing à la poli­ti­que israé­lienne qui emmène tout le monde dans le mur, ses citoyens inclus. La reconnais­sance, par les États-Unis, en 2018, de Jérusalem capi­tale d’Israël ne vous a pas fait bron­cher. Ce n’était pas qu’une insulte à l’his­toire, c’était une bombe.

Votre mis­sion était de défen­dre le bon sens que prô­nait Germaine Tillion « Une Jérusalem inter­na­tio­nale, ouverte aux trois mono­théis­mes. » Vous avez ava­lisé, cette même année, l’adop­tion par la Knesset de la loi fon­da­men­tale défi­nis­sant Israël comme « l’État-Nation du peuple juif ». Avez-vous songé un ins­tant, en vous tai­sant, aux vingt et un pour cent d’Israéliens non juifs ? L’année sui­vante, vous avez pour votre part, Monsieur le Président, annoncé que « l’anti­sio­nisme est une des formes moder­nes de l’anti­sé­mi­tisme. » La boucle était bou­clée. D’une for­mule, vous avez mis une croix sur toutes les nuan­ces. Vous avez feint d’igno­rer que, d’Isaac Breuer à Martin Buber, un grand nombre de pen­seurs juifs étaient anti­sio­nis­tes. Vous avez nié tous ceux d’entre nous qui se bat­tent pour faire recu­ler l’anti­sé­mi­tisme sans lais­ser tomber les Palestiniens. Vous passez outre le long chemin que nous avons fait, du côté dit « anti­sio­niste », pour chan­ger de voca­bu­laire, pour reconnaî­tre Israël, pour vou­loir un avenir qui reprenne en compte les belles heures d’un passé par­tagé. Les flots de haine qui cir­cu­lent sur les réseaux sociaux, à l’égard des uns comme des autres, n’exi­gent-ils pas du res­pon­sa­ble que vous êtes un sur­croît de vigi­lance dans l’emploi des mots, la cons­truc­tion des phra­ses ? À propos de paix, Monsieur le Président, l’absence de ce mot dans votre bouche, au len­de­main du 7 octo­bre, nous a sidé­rés. Que cher­chons-nous d’autre qu’elle au moment où la pla­nète flirte avec le vide ?

Les accords d’Abraham ont porté le mépris, l’arro­gance capi­ta­liste et la mau­vaise foi poli­ti­que à leur comble. Est-il accep­ta­ble de réduire la culture arabe et isla­mi­que à des contrats juteux assor­tis – avec le concours passif de la France – d’accords de paix gérés comme des affai­res immo­bi­liè­res ? Le projet sio­niste est dans une impasse. Aider les Israéliens à en sortir demande un immense effort d’ima­gi­na­tion et d’empa­thie qui est le contraire de la com­plai­sance aveu­glée. Assurer la sécu­rité du peuple israé­lien c’est l’aider à penser l’avenir, à l’anti­ci­per, et non pas le fixer une fois pour toutes à l’endroit de votre bonne cons­cience, l’œil collé au rétro­vi­seur. Ici, au Liban, nous avons échoué à faire en sorte que vivre et vivre ensem­ble ne soient qu’une et même chose. Par notre faute ? En partie, oui. Mais pas seu­le­ment. Loin de là. Ce projet était l’inverse du projet israé­lien qui n’a cessé de manœu­vrer pour le rendre impos­si­ble, pour prou­ver la faillite de la coexis­tence, pour encou­ra­ger la frag­men­ta­tion com­mu­nau­taire, les ghet­tos. À pré­sent que toute cette partie du monde est au fond du trou, n’est-il pas temps de déci­der de tout faire autre­ment ? Seule une réin­ven­tion radi­cale de son his­toire peut réta­blir de l’hori­zon.

En atten­dant, la situa­tion dégé­nère de jour en jour : il n’y a plus de place pour les pos­tu­res indi­gnées et les décla­ra­tions huma­ni­tai­res. Nous vou­lons des actes. Revenez aux règles élémentaires du droit inter­na­tio­nal. Demandez l’appli­ca­tion, pour com­men­cer, des réso­lu­tions de l’ONU. La mise en demeure des isla­mis­tes passe par celle des auto­ri­tés israé­lien­nes. Cessez de sou­te­nir le natio­na­lisme reli­gieux d’un côté et de le fus­ti­ger de l’autre. Combattez les deux. Rompez cette atmo­sphère mal­saine qui donne aux Français de reli­gion musul­mane le sen­ti­ment d’être en trop s’ils ne sont pas muets.

Écoutez Nelson Mandela, admiré de tous à bon compte : « Nous savons par­fai­te­ment que notre liberté est incom­plète sans celle des Palestiniens, » disait-il sans détour. Il savait, lui, qu’on ne fabri­que que de la haine sur les bases de l’humi­lia­tion. On trai­tait d’ani­maux les noirs d’Afrique du Sud. Les juifs aussi étaient trai­tés d’ani­maux par les nazis. Est-il pen­sa­ble que per­sonne, parmi vous, n’ait publi­que­ment dénoncé l’emploi de ce mot par un minis­tre israé­lien au sujet du peuple pales­ti­nien ? N’est-il pas temps d’aider les mémoi­res à com­mu­ni­quer, de les enten­dre, de cher­cher à com­pren­dre là où ça coince, là où ça fait mal, plutôt que de céder aux affects pri­mai­res et de ren­for­cer les ver­rous ? Et si la dou­leur immense qu’éprouve chaque habi­tant de cette région pou­vait être le déclic d’un début de volonté com­mune de tout faire autre­ment ? Et si l’on com­pre­nait sou­dain, à force d’épuisement, qu’il suffit d’un rien pour faire la paix, tout comme il suffit d’un rien pour déclen­cher la guerre ? Ce « rien » néces­saire à la paix, êtes-vous sûrs d’en avoir fait le tour ? Je connais beau­coup d’Israéliens qui rêvent, comme moi, d’un mou­ve­ment de reconnais­sance, d’un retour à la raison, d’une vie com­mune. Nous ne sommes qu’une mino­rité ? Quelle était la pro­por­tion des résis­tants fran­çais lors de l’occu­pa­tion ? N’enter­rez pas ce mou­ve­ment. Encouragez-le. Ne cédez pas à la fusion mor­bide de la phobie et de la peur. Ce n’est plus seu­le­ment de la liberté de tous qu’il s’agit désor­mais. C’est d’un mini­mum d’équilibre et de clarté poli­ti­que en dehors des­quels c’est la sécu­rité mon­diale qui risque d’être dyna­mi­tée.

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