Chaouki CHOUKINI, Pour Beyrouth, 2020. Bronze original, numéroté et signé.
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Numéro 3/7. En vente sur le stand D21. Galerie Claude Lemand - ART PARIS 2025 - Grand Palais, Paris.
Numéro 1/7. Donation Claude & France Lemand. Musée de l’Institut du monde arabe, Paris.
Numéro 2/7. Donation Claude & France Lemand. Musée Sursock, Beyrouth, Liban.
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Thierry Savatier, historien de l’art.
Au cœur de l’œuvre du sculpteur Chaouki Choukini, Li Bayrut (2020) s’inscrit dans une singularité née d’un événement tragique, l’explosion qui dévasta Beyrouth le 4 août 2020. Si les sculptures de l’artiste frappent généralement par leur verticalité, celle de Li Bayrut, toutefois, ne se confond pas avec l’élan vers l’infini dont Le Corbusier ou Louis-Ferdinand Céline s’étonnaient en découvrant les gratte-ciels de New-York depuis l’océan. Ici, l’organisation formelle semble profondément ancrer l’opus dans la terre ancestrale, tout en donnant à voir, par les jeux de matière, les formes, les pleins, les évidements, les entailles et les reliefs savamment aménagés, l’image du chaos. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de suggérer la solidité dans l’effondrement. L’esthétique sobre de l’ensemble y conduit pour une large part.
La sculpture originale fut exécutée, suivant l’habitude de Chaouki Choukini, en taille directe dans le bois. Un bois moins poli qu’à l’habitude cependant, l’artiste ayant travaillé des effets de matière que l’on pourrait assimiler à des stigmates, quand il ne montre pas des strates de briques mises à nu. La version en bronze les conserve, mais la patine choisie propose une œuvre plus implacable encore, puisque, sous la couche brune, émerge, avec une discrétion mesurée, une couche rouge qui n’est pas sans évoquer le sang versé de milliers de Libanais.
Le regardeur s’interroge, car cette construction monolithique ne paraît pas sans rapport avec le désormais emblématique silo à grains du port de Beyrouth, qui, bien que situé près de l’épicentre de l’explosion, dresse encore quelques pans de murs comme un défi au temps. On sait que le bâtiment crée un vif débat jusqu’au sein de l’Etat, entre ceux qui voudraient détruire ce témoignage embarrassant de leur incurie et ceux qui, avec les familles des victimes, souhaiteraient le conserver au nom de la mémoire collective. Quel que soit le devenir de ces ruines, le caractère mémoriel de Li Bayrut, lui, demeurera, à la fois comme un hommage pétri d’humanité et un symbole abstrait de spiritualité.
Les sculptures de Chaouki Choukini témoignent de son esthétique singulière. Abstraites, elles n’en incluent pas moins quelques détails minéraux ou biologiques, voire anthropomorphes ou que l’on peut interpréter comme tels (Liberté fauve I). Ses constructions formelles étranges semblent parfois défier les lois de l’équilibre ; elles présentent des évidements ou des saillies inattendus qui plongent le spectateur dans un imaginaire à la fois onirique et d’autant plus inquiétant que la douceur des surfaces impeccablement polies contraste avec le caractère parfois sombre de l’ensemble (Paysage au clair de lune, 1978 ; Lieu, 1978). Lorsque l’on sait que l’artiste travaille le bois en taille directe, on mesure sa dextérité à jouer des oppositions matière/lumière pour en tirer le meilleur profit.
La spiritualité et la métaphysique marquent la plastique de ses œuvres, tout comme l’humanité les imprègnent (Petit prince. Enfant de Gaza, 2010). L’artiste ne s’interdit pas pour autant quelques hommages à l’art de ses prédécesseurs, parfois avec un certain humour surréaliste (Hommage à Breughel, 2001) ou un attrait pour l’allégorie tragique, comme ce très totémique (Cheval de Guernica, bois, 2010 ; bronze, 2011) dont Picasso, pas plus que du taureau, ne livra la symbolique secrète, laissant au regardeur sa libre interprétation. Les figures de Chaouki Choukini, qu’elles rappellent des paysages, voire des vues satellites (Les Environs de Damas, 2012) dans leur horizontalité ou qu’elles défient le ciel dans leur verticalité (Li Bayrut, 2020), frappent par leur esthétique minimaliste, sans doute héritée de son expérience japonaise venue compléter ses sensibilités orientales et occidentales.