BENANTEUR. Le Chant de la Douleur, 1958-1962.
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Claude Lemand :
Peintre solitaire, Abdallah Benanteur est le type du non-héros, contrairement à d’autres artistes algériens de sa génération, qui vivaient à Paris autour de l’écrivain Kateb Yacine, tels M’hamed Issiakhem, Choukri Mesli, Mohammed Khadda. Tous ces Algériens étaient pour l’indépendance de l’Algérie : eux par la lutte armée et lui par la résistance non-violente. Benanteur était foncièrement pacifiste, comme les soufis et surtout comme le Mahatma Gandhi, le héraut et combattant nationaliste et universaliste de la non-violence, qu’il a toujours admiré. Il n’était pas pour la lutte armée qui ne pouvait qu’engendrer la mort et la haine, mais pour le témoignage par ses œuvres, assez éloquentes pour qui sait les voir, les ressentir et les comprendre.
Son filleul, l’écrivain Habib Tengour, se souvient des couscous hebdomadaires que ses parents donnaient aux « artistes affamés » qu’étaient alors Benanteur et Khadda, au cours desquels il était le témoin de débats houleux qui opposaient ces deux amis de Mostaganem, l’un franchement contre et l’autre farouchement pour la lutte armée, pour arracher à la France l’indépendance de l’Algérie.
En 1958, Abdallah Benanteur apprend la mort au combat de son frère cadet Charef, qui avait déserté l’armée française avec armes et bagages et avait rejoint le maquis. Il est choqué et suspend toute activité artistique : ni peinture, ni dessin, ni aucune aquarelle nouvelle dans l’esprit de sa merveilleuse production blanche de 1957. Il prend la décision de se marier avec Monique Boucher, qu’il avait rencontrée en 1954 sur le Pont des Arts, après une longue période de fréquentation et d’hésitation de la part d’Abdallah, vu sa situation financière précaire et l’idée qu’il se faisait du mariage. L’annonce de la mort au combat de son frère Charef l’avait probablement décidé à fonder une famille et avoir des enfants. Son fils aîné Dahmane naîtra une année plus tard, en avril 1959.
Quand il se remet à peindre, sa peinture change radicalement de style, de technique, de format et de thématique. Durant ces deux années d’intense activité, il produit un ensemble cohérent, puissant et relativement abondant de peintures (vu le peu de temps dont il disposait pour peindre), aux titres exclusivement liés à l’Algérie, que j’ai désigné sous le titre de Période du Désert. Sa peinture adopte un paysagisme abstrait, matiériste et monochrome, sans aucun élément figuratif ou coloré agréable ou attrayant qui pourrait la rattacher à un courant orientaliste. Il adopte une manière de peindre impressionniste, faite de milliers de touches accumulées avec un pinceau fin. Le dessin qui cernait ses formes et ses aplats disparaît et la composition devient linéaire, horizontale et répétitive, parfois animée de quelques lignes verticales dans les mêmes tonalités ocres monochromes. C’est sa « période du désert », la terre algérienne comme symbole de la douleur (desséchée, blessée et martyrisée), symbole de la résistance, symbole de l’identité algérienne que la colonisation a sans cesse cherché à arracher. L’historien d’art Raoul-Jean Moulin dira de ces paysages qu’ils sont comme le portrait de son frère et de l’Algérie martyrisés et peut-être même comme des autoportraits du peintre lui-même.