Claude Mollard

CLAUDE MOLLARD, Photographe des Origènes.

Au cours de ses voya­ges à tra­vers la France et les cinq conti­nents, l’œil de Claude Mollard voit et capte des visa­ges dans les éléments cons­ti­tu­tifs de la nature et des envi­ron­ne­ments les plus divers, des êtres que son regard pho­to­gra­phi­que révèle à l’exis­tence. Ces êtres des ori­gi­nes, qu’il appelle « Origènes », sti­mu­lent sa réflexion et pro­dui­sent un dis­cours paral­lèle - phi­lo­so­phi­que, moral et huma­niste -, qua­li­fié d’ « anthro­po­lo­gie ima­gi­naire » par Edgar Morin.

Claude Mollard expose ce tra­vail depuis une quin­zaine d’années, notam­ment à la Fondation Ricard, dans les Instituts fran­çais de Marrakech, Mayence, Karlsruhe, Naples, dans l’abbaye de Silvacane, l’Espace Van Gogh d’Arles, au Pérou, Brésil, Maroc, Italie, Belgique, Grèce, Liban, Singapour, la Fondation de l’Ermitage, l’Espace Krajcberg, la Galerie Capazza, la gale­rie Visionairs, la gale­rie Claude Lemand, la gale­rie Trigano. En 2017-2018, la Maison euro­péenne de la pho­to­gra­phie lui a consa­cré une expo­si­tion per­son­nelle.

Une dizaine d’ouvra­ges ont été consa­crés à son œuvre, avec des textes de Christine Buci-Glucksmann, Pascale Lismonde, Robert Delpire, Jean Michel Frodon, Jean de Loisy, Christophe Rioux, Jack Lang, Gabriel Bauret, Tomi Ungerer, Gilbert Lascault, Edgar Morin, …
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Claude Mollard. FACES A FACES.

J’ai réuni des mil­liers de pho­to­gra­phies de visa­ges par les­quels la nature exprime toute la richesse et la diver­sité de notre huma­nité, évoluant entre ses contra­dic­tions, entre ombre et lumière, entre beauté et lai­deur, entre paix et hor­reur.

Elles cons­ti­tuent l’uni­ver­sa­lité des Origènes. Car l’évolution des formes de nos visa­ges depuis l’ani­ma­lité nais­sante, l’appa­ri­tion de l’homme pri­mi­tif, jusqu’à son déploie­ment sur tous les conti­nents, se retrouve par­tout avec une sin­gu­lière cons­tance. Tel visage de la forêt pri­mi­tive bré­si­lienne est sem­bla­ble à celui d’un arbre ancien de la Cité inter­dite de Pékin et se retrouve sur un tronc des jar­dins de Bagatelle à Paris.

Procéder à ces com­pa­rai­sons, c’est en défi­ni­tive recher­cher la pré­sence de l’humain dans notre envi­ron­ne­ment. Car nous sommes faits à son image. La nature est notre mère uni­ver­selle. Et si nous par­ve­nons à en défi­nir les traits, nous aurons peut-être réussi à mieux com­pren­dre qui nous sommes et vers quoi nous allons.

Je pars d’une chose miné­rale, végé­tale ou autre, j’ima­gine sur tout ou partie de la chose un être-là, lové dans la chose, lui appar­te­ment mais aussi lui échappant, car j’ai reconnu en elle autre chose que la chose : un esprit, à forme humaine, ani­male ou pure­ment ima­gi­naire. J’ai pro­cédé par ana­lo­gie. Ces images qui ne sont pas des œuvres d’art, mais le devien­nent par les res­sem­blan­ces aux­quel­les elles ren­voient dans l’his­toire de la culture et dans celle de ma culture, parmi les mil­liards d’images reconnues par mon cer­veau, connues de lui ou repé­rées par lui, puis sto­ckées dans ce qu’on appelle la mémoire. Cette mémoire pas­sive est acti­vée par la ren­contre avec la chose.
Le regard cadré est foca­li­sa­tion et révé­la­tion de cette obses­sion du visage, qui est mon double et mon mul­ti­ple sans fin.
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Christine Buci-Glucksmann. Les visa­ges d’avant les dieux, les Origènes.

Que la nais­sance du visage puisse s’ins­crire et se lire dans l’élémentaire du cosmos miné­ral ou végé­tal et qu’on attei­gne là les limi­tes de l’humain, tel est le para­doxe des pho­to­gra­phies de Claude-Charles Mollard, prises de très près, dans un face-à-face qui évoque les pre­miers por­traits de l’huma­nité, Sumer ou l’Egypte. Car un visage ne se défi­nit pas par sa seule expres­si­vité natu­relle. Il se déforme, se tord, se mul­ti­plie, tra­vaillé par l’inex­pres­sif, l’hor­reur ou le fan­to­mal, dans des deve­nirs mul­ti­ples. Il n’est au fond que cette sorte de "machine abs­traite", faite de deux cavi­tés-trous pour les yeux et de "traits de visa­géité" agen­cés pour le nez ou la bouche. Il peut se défaire et se perdre jusqu’au non-visage. Si bien que, comme le disait Artaud en I947 : "le visage humain n’a pas trouvé sa face".

Or, c’est pré­ci­sé­ment cette face, en son ani­ma­lité hybri­dée, ses fan­tô­mes et ses cris­taux, qu’explore Claude-Charles Mollard dans ses Origènes. Figures d’ori­gine sur­gis­sant des vol­cans, visa­ges-cris de tous les petits mons­tres, mas­ques inquié­tants pres­sés et usés par le temps, esprits des lieux et des pier­res, tous ces visa­ges expé­ri­men­tés à partir d’un voyage dans l’ailleurs - du Brésil à la Réunion, du Stromboli à la Grèce et au Maroc, des Cévennes à la Bourgogne - raconte l’his­toire d’un regard pho­to­gra­phi­que capa­ble de faire surgir l’autre de l’informe, en un véri­ta­ble cosmos formel. Michel Foucault rêvait d’une nou­velle science, bap­ti­sée hété­ro­to­pie, propre aux lieux autres, ins­crits dans notre réa­lité. Tels sont ces ori-gènes : des autres, comme le bes­tiaire et l’abé­cé­daire de l’aven­ture de l’huma­nité. Une véri­ta­ble fable des ori­gi­nes, scan­dée par deux événements majeurs : la nais­sance de l’homme et celle de l’art. Aussi tous ces visa­ges sin­gu­liers nous inter­pel­lent, nous inquiè­tent et nous obli­gent à penser l’odys­sée des visa­ges d’avant les Dieux. Peut-être l’explo­ra­tion de nos fan­tô­mes inté­rieurs, arra­chés aux éléments non humains de l’uni­vers.

Certes, le rap­port au miné­ral comme au végé­tal relève déjà de démar­ches "artis­ti­ques" des plus ancien­nes - celles des ins­crip­tions abs­trai­tes ou figu­ra­ti­ves des temps pré­his­to­ri­ques - aux plus contem­po­rai­nes, comme les ins­tal­la­tions in situ de Nils Udo, de Penone ou de Krajsberg. Dans le grand deuil miné­ral, il y a bien une "écriture des pier­res" au sens de Roger Caillois : "dans la pierre, au contraire, l’image, chaque image, est fixée, comme si l’épaisseur du miné­ral conser­vait la nuée, la flamme ou la cas­cade à tous les ins­tants de sa méta­mor­phose". Pierres - pay­sa­ges des pae­sine de Florence, pier­res de rêve chi­noi­ses, ou pier­res ima­gées et pein­tes, les pier­res exer­cent une véri­ta­ble fas­ci­na­tion qui remonte à l’anti­quité. Amour des rare­tés, col­lec­tions pres­ti­gieu­ses, gale­ries lapi­dai­res, cabi­nets de curio­si­tés, ou trai­tés des miné­raux (d’Aristobule, Albert Le Grand) elles han­tent tous les jeux entre art et nature. Je me sou­viens encore de ce marché des pier­res de Kyoto, où des Japonais pas­saient des heures à choi­sir le micro­cosme d’une pierre-monde, le plus sou­vent asy­mé­tri­que et déchi­que­tée, qui pou­vait évoquer les mon­ta­gnes sacrées, comme dans les jar­dins zen. Car les pier­res sont comme des dou­bles figés pour l’éternité d’une beauté pré-humaine, où tout peut surgir comme dans un miroir trou­ble.

Ce n’est pour­tant pas ce "fan­tas­ti­que natu­rel" déjà imprimé dans les pier­res, fût-il à inter­pré­ter, qui fas­cine Claude Charles Mollard. Mais bien leur capa­cité de simu­la­cre et de méta­mor­phose, tout un fan­tas­ti­que et une fan­tas­ma­go­rie de visa­ges, que le regard fron­tal et humain du pho­to­gra­phe fait surgir de l’inhu­main, miné­ral ou végé­tal. Comme si les visa­ges étaient trai­tés comme des ves­ti­ges au sens propre du ves­ti­gium - indice, signe et trace - dépo­sés dans une nature immé­mo­riale. Avec leur sin­gu­la­rité mul­ti­ple, ils des­si­nent une véri­ta­ble cos­mo­gé­nèse des formes, tout à la fois une gram­maire et une anthro­po­lo­gie. Visus, videre : ce qui est vu, dans un face-à-face, où le vide du regard sug­gère tou­jours l’au-delà du visi­ble, son appa­ri­tion et son signe sym­bo­li­que. Mais le visage a aussi une affi­nité avec le masque comme le montre le mot grec pro­so­pon qui signi­fie à la fois visage et masque. Car la fron­ta­lité crée une inten­sité spé­ci­fi­que, celle de l’immo­bi­lité propre à une vie inor­ga­ni­que, déjà saisie par la beauté ou la mort, comme dans les pre­miers por­traits de l’huma­nité : statue d’Aïn Ghazal (VIII ème mil­lé­naire av. J.C) ou La Dame au Polos de Mari (2400). Ils nous fixent de l’autre côté de la tombe, car regar­der de face a tou­jours été dan­ge­reux. La Méduse des grecs pétri­fiait, et les mono­théis­mes juif et musul­man ont inter­dit la "Face" de Dieu. Or, ici, la fron­ta­lité explore l’imma­nence de toutes les matiè­res du monde, retrou­vant les mythes cos­mo­go­ni­ques de l’Humanité. Elle plie les visa­ges par une force cos­mi­que omni­pré­sente. Force de contrac­tion, d’agré­ga­tion, de tor­sion ou de pro­li­fé­ra­tion, force du pli végé­tal pris dans ses lianes et spi­ra­les ou force ter­res­tre des vol­cans, la force crée ses formes et explore la ren­contre de deux esthé­ti­ques appa­rem­ment contra­dic­toi­res. L’une est celle d’un mini­ma­lisme figu­ral, aux visa­ges fixes et décou­pés, quand l’autre, expli­ci­te­ment baro­que, déploie cour­bes et matiè­res dans une tex­ture de plis à l’infini.

Hiératisme de ces ori­gè­nes aux lignes striées, aux yeux vidés et inté­rio­ri­sés pour l’éternité, qui font penser aux sta­tues de Giacometti. Mais d’autres, aux feuilles de pal­miers ou de palé­tu­viers, s’enrou­lent sur eux -mêmes, en une mul­ti­pli­cité foi­son­nante où les règnes de la nature se jouent de l’art humain. Et puis, il y a ces ori­gè­nes cris­tal­lins, net­te­ment plus baro­ques, qui se mul­ti­plient à l’infini et se per­dent dans leurs reflets et leur être lumière jusqu’ au vir­tuel. Ici l’immé­mo­rial de la lave et de la terre laisse place à des visa­ges insai­sis­sa­bles, stra­ti­fiés de cou­leurs et de vides, dans une ana­mor­phose lumi­neuse per­ma­nente. Mais entre la ligne cou­pante et la ligne courbe, le regard pho­to­gra­phi­que fait surgir les fan­tô­mes de la nuit dans la clarté du jour et de la lumière. Une épiphanie de visa­ges au sens strict.

Car toute cette popu­la­tion d’ori­gè­nes témoi­gne d’un art à l’état sau­vage, émergeant d’une "chaos­mose" pri­mor­diale, dans une véri­ta­ble pétri­fi­ca­tion onto­lo­gi­que, qui nous contraint à repen­ser les ori­gi­nes du vivant et la nais­sance de l’art. Un véri­ta­ble voyage dans le temps, de l’immé­mo­rial astral à l’éphémère des visa­ges-fleurs, qui brouille les fron­tiè­res de l’orga­ni­que et de l’inor­ga­ni­que, dans un vis-à-vis de regards et de "por­traits de la nature" évoquant sou­vent les por­traits de l’art.
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Genèse d’une quête.

Mollard traque les ves­ti­ges de l’exis­tence sous leur forme humaine. Il part inces­sam­ment à la recher­che de ce qui trans­pa­raît dans le miné­ral, le végé­tal, l’archi­tec­tu­ral, comme exi­gence esthé­ti­que ; à savoir l’ombre ou le masque d’une appa­ri­tion. Apparition qui géné­ra­le­ment prend la forme d’un visage, d’une face de l’être anthro­po­mor­phi­que, entre pré­ci­sion et indé­ci­sion, entre traits dis­tincts et fan­tasme visuel. Du Brésil à la France, de l’Italie au Maroc, ces visa­ges se mul­ti­plient, pren­nent par­fois la forme de fan­tô­mes, de spec­tres ou de mas­ques… Guidé en cela par son seul regard créa­teur, insuf­fla­teur d’âme, le pho­to­gra­phe appro­che ses « sujets », comme par myopie innée, les cadre et reca­dre afin de res­ti­tuer le pre­mier moment d’une ren­contre, d’une décou­verte à fleur d’ins­tant. Pas d’effet réti­nien. Car ce que rend la pho­to­gra­phie n’est pas tou­jours ce que tout regard peut capter, mais seu­le­ment l’effet d’un ins­tant, d’une réma­nence, d’une rémi­nis­cence.

Origènes ! Origines ! Aborigènes fic­tifs ! Peuple si proche de nous mais remo­delé par la mémoire de la pierre, des plan­tes, des murs et d’autres éléments encore soumis aux aléas du temps. Ce peuple ima­gi­naire n’obéit pour­tant à aucune mimé­sis, fut-elle celle de l’acte pho­to­gra­phi­que. Car l’objec­tif capte plus une appa­ri­tion éphémère qu’un réel indé­pen­dant. Pourquoi donc cette obses­sion vient-elle à s’impo­ser comme prin­cipe esthé­ti­que et onto­lo­gi­que ? Quelle signi­fi­ca­tion prend cet achar­ne­ment sur l’ori­gine pour quelqu’un qui a tou­jours tra­vaillé dans le domaine de la cons­truc­tion du futur ? La mémoire (terme d’une ambi­guïté par­fois embar­ras­sante) fait partie du par­cours cons­truc­ti­viste de Mollard. Mais de quelle mémoire s’agit-il ici dans ces pho­to­gra­phies qui tra­quent le figu­ral dans leur cachette natu­relle, les révèle dou­ble­ment (au sens hei­deg­gé­rien de la révé­la­tion de l’être et dans le sens pho­to­gra­phi­que du labo­ra­toire) ? Ne fau­drait-il pas parler plutôt d’un être du temps, d’une tem­po­ra­lité active dans les mani­fes­ta­tions laten­tes et paten­tes de l’être-là de la chose ? Et cette chose qui se trans­forme dans le face-à-face avec le regard pho­to­gra­phi­que de Mollard, qui se trans­fi­gure pour lui livrer sa sin­gu­la­rité d’être et de paraî­tre, lui seul, dont le regard est quasi divin, sau­rait-elle sau­ve­gar­der cette appa­rence (ce visage, ce corps) qu’il lui confère ? Pourrons-nous au pas­sage suivre ce même par­cours, retrou­ver ces mêmes figu­res ? Assurément non. Car si Mollard se laisse aller à la figu­ra­tion et la défi­gu­ra­tion de ces pans d’espace, de rochers, d’arbres, de murs…, c’est parce qu’il les invente pour nous. Lui-même ne peut les retrou­ver, les re-pré­sen­ter. Car ces choses n’ont aucune pré­sence. Ils sont sim­ple­ment des spec­tres créés dans l’ombre de la caméra obs­cura. Ils sont l’ombre per­ma­nente d’une vision.

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