Anas Albraehe

Anas ALBRAEHE (Né en Syrie en 1991. Vit au Liban et en France)

Thierry Savatier

Anas Al Braehe est un artiste syrien né en 1991, cadet d’une famille habi­tant une région rurale, où la vie reste ryth­mée par les tra­vaux agri­co­les. Après avoir obtenu une licence en pein­ture et dessin à l’Université des Beaux-Arts de Damas en 2014, il s’est ins­tallé à Beyrouth où il a ter­miné, en 2015, une maî­trise en psy­cho­lo­gie et art-thé­ra­pie à l’Université liba­naise. Il vit actuel­le­ment au Liban, où il pra­ti­que la pein­ture et la per­for­mance théâ­trale.

Profondément atta­ché à son ter­ri­toire d’ori­gine, il puise ses sour­ces d’ins­pi­ra­tion au cœur de l’envi­ron­ne­ment dans lequel il vit, parmi les êtres qu’il croise ou fré­quente, ainsi que dans sa propre expé­rience. Ses toiles peu­vent se lire comme des témoi­gna­ges ; il est un pein­tre de la mémoire et du pré­sent. De sa palette déli­bé­ré­ment riche et colo­rée, qui n’est pas sans rap­pe­ler Gauguin, Matisse (sur­tout pour les por­traits) et pour­rait s’ins­crire dans le pro­lon­ge­ment du Fauvisme - dont il adopte deux traits esthé­ti­ques majeurs, larges aplats et absence de pers­pec­tive -, il explore avec acuité les femmes de Suweyda, son vil­lage syrien, dans leurs tâches agrai­res quo­ti­dien­nes. Pour lui, ces pay­san­nes vivent en har­mo­nie avec la nature ; il per­çoit en outre chez elles la fonc­tion de « pas­seur » qu’elles occu­pent dans la trans­mis­sion de la notion mul­ti­mil­lé­naire de fécondité (Mother Earth). Sans doute les voit-il plus pro­ches des Vénus paléo­li­thi­ques que d’Ishtar tou­te­fois, puis­que leur rôle nous paraît nour­ri­cier et non lié à la guerre.

Une autre série que l’artiste consa­cre à une voi­sine tri­so­mi­que d’une qua­ran­taine d’années (Manal), dont on sent qu’elle joue pour lui autant le rôle de muse que de modèle, est emprunte d’une sidé­rante huma­nité. Le pein­tre pense, pro­ba­ble­ment avec raison, que la vibra­tion des cou­leurs tra­duit des états d’esprit qui échappent à la cons­cience et ne se révè­lent que dans l’œil du regar­deur. Cela expli­que l’extrême empa­thie qui s’exprime dans les scènes de genre et les por­traits qu’exé­cute cet obser­va­teur bien­veillant et atten­tif de ce qu’il y a de plus fas­ci­nant chez l’être humain : l’alté­rité.

Par ailleurs, ce qui témoi­gne de la diver­sité thé­ma­ti­que qui l’anime, Anas Al Braehe couche sur la toile, sans voyeu­risme aucun, le som­meil pro­fond des tra­vailleurs réfu­giés, seuls ou en petits grou­pes, si haras­sés par leur jour­née qu’ils ne pren­nent plus le temps de reti­rer leurs vête­ments pour s’endor­mir (The Dream Catcher) sur des gra­bats impro­vi­sés. Il n’aborde pas ce thème de manière super­fi­cielle, parce qu’il serait un phé­no­mène ins­crit dans l’air du temps : pour avoir consa­cré une année de sa vie comme béné­vole au ser­vice des réfu­giés, il connaît son sujet en pro­fon­deur, en tra­duit avec son pin­ceau les enjeux et les émotions. Ses per­son­na­ges, repré­sen­tés sans conces­sion au Beau séduc­teur, rap­pel­lent volon­tiers les inten­tions réa­lis­tes de Gustave Courbet pei­gnant Les Casseurs de pier­res ou La Bohémienne et ses enfants, ou celles du Picasso de la Période bleue, qui avait signé l’un de ses auto­por­traits « Peintre de la misère humaine. »

Ses pein­tu­res les plus récen­tes, de la série « Bab Alhawa - Porte du Vent » - du nom du poste fron­tière qui sépare la Syrie de la Turquie -, sont également consa­crées aux réfu­giés, mais cette fois saisis dans leur trajet vers l’exil. L’artiste s’inté­resse ici aux femmes, aux ado­les­cents et aux enfants assis ou, le plus sou­vent, endor­mis dans les bennes des camions qui les trans­por­tent au hasard des conflits vers des zones plus tran­quilles. Il choi­sit de les pein­dre dans cet espace déli­mité, allon­gés au milieu de volu­mi­neux balu­chons taillés dans des tissus de cou­leurs vives, jadis assez fré­quents dans les cam­pa­gnes levan­ti­nes. Le spec­ta­teur com­prend que ces paquets cons­ti­tuent non seu­le­ment leur via­ti­que mais qu’ils ren­fer­ment fina­le­ment les seuls biens per­son­nels qu’ils ont pu sauver. Toute une vie réduite à une besace…

Bien sûr, on peut à bon droit établir un lien entre leur som­meil et la fati­gue, voire à l’accom­plis­se­ment d’un rythme bio­lo­gi­que natu­rel. Cependant, Anas Albraehe entre­tient un inté­res­sant para­doxe esthé­ti­que entre la situa­tion per­son­nelle sombre de ces réfu­giés et l’envi­ron­ne­ment au chro­ma­tisme cha­toyant qui les entoure, où domi­nent les rouges et les jaunes les plus ardents. Le contraste entre­tenu sug­gère au regar­deur une inter­pré­ta­tion qui le porte au-delà des appa­ren­ces. Car le som­meil ne se limite pas à sa fonc­tion répa­ra­trice ; il est aussi le medium pri­vi­lé­gié du rêve. A quoi ces per­son­na­ges bal­lot­tés son­gent-ils ? Peut-être répon­dent-ils à la célè­bre invi­ta­tion d’Antoine de Saint-Exupéry : « Fais de ta vie un rêve, et d’un rêve une réa­lité » ? Onirisme dans l’oni­risme… Peut-être pour­raient-ils dire, à l’image de Léon-Paul Fargue : « J’ai tant rêvé que je ne suis plus d’ici » ? Peut-être enfin son­gent-ils sim­ple­ment au bon­heur d’un retour au pays et à la reprise de leur vie, anté­rieure au chaos qui les a jetés sur les routes. Nul ne sau­rait le dire. Pourtant, une cer­ti­tude s’impose, qui ménage une part d’espoir : comme on le devine, le destin les a privés de leurs biens, les a éloignés de leur terre d’ori­gine, les a sépa­rés de leurs famil­les ; il res­tera cepen­dant impuis­sant à les ampu­ter de leurs rêves.

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