Claude Aveline

CLAUDE AVELINE (Paris, 1901-1992)
Claude Lemand
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1. Claude Aveline et son siècle.

Ecrivain fran­çais, né à Paris en 1901, de parents immi­grés russes. Malgré une santé fra­gile, Claude Aveline est un homme de let­tres pro­li­fi­que : poèmes, romans, confé­ren­ces, récits, pas­ti­ches, contes et nou­vel­les fan­tas­ti­ques, théâ­tre et pièces radio­pho­ni­ques, arti­cles de presse, chro­ni­ques ciné­ma­to­gra­phi­ques, essais, mémoi­res et des Histoires pour enfants.

En 1919, il fait la connais­sance d’Anatole France, dont il devient le secré­taire et le dis­ci­ple. Après sa mort en 1924, il ne ces­sera de servir son œuvre et sa mémoire. Il sera proche aussi du pein­tre-litho­gra­phe Steinlen et du sculp­teur Antoine Bourdelle. Après 1945, Claude Aveline entre­tien­dra des rela­tions ami­ca­les avec Ossip Zadkine et de nom­breux autres artis­tes.

Malade, il séjourne pen­dant 4 ans à Font-Romeu, où il ren­contre le cinéaste Jean Vigo, qu’il sou­tien­dra jusqu’à sa mort en 1934. Il sera le tuteur de sa fille Luce et fon­dera en 1951 le Prix Jean Vigo, qui récom­pense chaque année un jeune réa­li­sa­teur pour l’indé­pen­dance de son esprit et la qua­lité de sa réa­li­sa­tionl. Il pré­si­dera le jury durant 25 ans.

Claude Aveline est une per­son­na­lité impor­tante de la vie lit­té­raire et artis­ti­que pari­sienne dans les années 30. A partir de 1933, il prend le parti des clas­ses labo­rieu­ses, écrivain proche du Front Populaire, comme de nom­breux autres intel­lec­tuels fran­çais de sa géné­ra­tion. Il s’engage contre les fas­cis­mes en Europe et pour l’Espagne répu­bli­caine. Il publie en 1936 son roman Le Prisonnier. Ecrit dans une langue sobre et claire, le récit à la pre­mière per­sonne est hale­tant et effi­cace. Le succès popu­laire est immé­diat.

Passionné de cinéma, il est le cofon­da­teur de Ciné-Liberté et publie régu­liè­re­ment une chro­ni­que ciné­ma­to­gra­phi­que. Durant ces années d’intense acti­vité, Claude Aveline a été le cofon­da­teur de la Maison de la Culture de Paris (lieu d’ani­ma­tions et de débats dans tous les domai­nes de la culture). Il est envoyé en 1937 faire des confé­ren­ces dans diver­ses villes de France, en Tunisie et à Alger, où il a inau­guré la nou­velle Maison de la Culture. Le jeune et futur écrivain Albert Camus, secré­taire géné­ral de cette Maison, pré­sente Claude Aveline à la Radio et devant l’audi­toire. Il est inté­res­sant de com­pa­rer L’Etranger de Camus (1942) avec Le Prisonnier d’Aveline (1936).

Claude Aveline fut un résis­tant de la pre­mière heure, d’abord parmi les intel­lec­tuels du réseau du Musée de l’Homme, puis dans la clan­des­ti­nité, à Lyon et ses envi­rons. Il publiera en 1944 aux Editions de Minuit, sous le pseu­do­nyme de Minervois, Le Temps Mort, un récit poi­gnant et admi­ra­ble et, 25 années plus tard, Monologue pour un Disparu, poème de révolte à la mémoire de son ami Jacques Lion, arrêté par la Gestapo à Lyon et mort en dépor­ta­tion.

En 1948, Claude Aveline est l’un des pre­miers intel­lec­tuels fran­çais à se rendre en Yougoslavie, malgré les pres­sions exer­cées par le Parti com­mu­niste fran­çais, dont il s’éloigne défi­ni­ti­ve­ment. A son retour, il publie ses réflexions et le récit de ses ren­contres avec les intel­lec­tuels et les mili­tants titis­tes. Il devient le pré­si­dent des Amitiés France-Yougoslavie. Dans les années 1960-1970, son Portrait de l’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas est tra­duit dans les diver­ses lan­gues de la Yougoslavie, ses prin­ci­paux livres tra­duits et publiés à Belgrade et à Zagreb. En 1973 et 1976, Ljubljana, Zagreb puis Belgrade consa­crent des expo­si­tions per­son­nel­les à ses « pein­tu­res aux feu­tres », œuvres réa­li­sées par Aveline à partir de 1968 : « Je me plais au jeu des lignes, comme je me plais au jeu des mots », alors qu’il les mêle en fai­sant dia­lo­guer l’image et le titre, sou­vent humo­ris­ti­que, véri­ta­ble « petit poème en soi ».

Claude Aveline est aussi l’auteur de livres pour enfants et de réflexions sur l’éducation et la culture pour tous. Il reçoit en 1952 le Grand Prix de la Société des Gens de Lettres pour l’ensem­ble de son œuvre. Il est membre du Conseil exé­cu­tif de la Société Européenne de Culture, fondée à Venise en 1950 et qui, en pleine guerre froide, a pour mis­sion d’ins­tau­rer le dia­lo­gue entre les peu­ples. Il se tourne alors vers l’art radio­pho­ni­que, dont il devient l’un des plus éminents repré­sen­tants (Le bes­tiaire inat­tendu et C’est vrai, mais il ne faut pas le croire qui lui vaut le Prix Italia). Il pour­suit ses expé­rien­ces et ses créa­tions pour la radio et, en 1976, la Société des auteurs dra­ma­ti­ques lui décerne son Prix de la Radio. Il reçoit en 1986 le prix inter­na­tio­nal de la Société Européenne de Culture pour l’ensem­ble d’une œuvre « ayant contri­bué par son action de poli­ti­que de la culture à pro­mou­voir la soli­da­rité entre les peu­ples ».

Le roman­cier, chro­ni­queur et homme de let­tres a connu des heures de gloire et de grande créa­ti­vité lit­té­raire de 1933 à 1944 et de 1945 à 1968. Dans une langue clas­si­que admi­ra­ble, il a écrit des romans dont cinq poli­ciers, deux récits de voya­ges, plu­sieurs essais, un recueil de nou­vel­les étranges, des his­toi­res pour enfants, des poèmes et de très nom­breu­ses chro­ni­ques.
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2. Claude Aveline et son Poème.

Claude Aveline était un conteur mer­veilleux. Il ado­rait parler en public, lire ses textes à ses pro­ches, à la radio ou devant un vaste audi­toire. Il avait dit lui-même que la rédac­tion de ce poème lui avait pris à peine un quart d’heure, qu’il sem­blait couler de source, dans un style clair et simple. Une simple ana­lyse sty­lis­ti­que nous permet de cons­ta­ter que le Portrait de l’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas ne res­sem­ble en rien aux autres poèmes de l’écrivain, même s’il a été ajouté tar­di­ve­ment à la nou­velle édition de son recueil De. Le texte du Portrait est simple, léger et pétillant, plutôt dans l’esprit et le style de ses Histoires d’Animaux.

En effet, les titres sont tou­jours com­po­sés de deux éléments contra­dic­toi­res et anti­no­mi­ques : (Portrait / de l’Oiseau-qui-n’existe-pas, Histoire du chat blanc / qui était tout noir, Histoire de l’Eléphant / qui s’était fait passer pour un Moustique), le poème a un aspect didac­ti­que (il énumère toutes les carac­té­ris­ti­ques phy­si­ques des Oiseaux : ailes / bec / pattes / plumes) - leur vol, leur chant, …, un aspect ludi­que (plon­ger dans l’eau sans perdre ses cou­leurs), un aspect psy­cho­lo­gi­que et phi­lo­so­phi­que (il est si triste, besoin de des­cen­dance, avoir peur de mourir un jour). Quant à la for­mule de la fin « Personne n’est jamais content / Et com­ment voulez-vous que le monde puisse aller bien dans ces condi­tions ? », il semble que le poète ait fini son poème, comme il avait ter­miné cer­tai­nes de ses Histoires pour enfants, par une for­mule sibyl­line de conteur qui éblouit les enfants et les pro­jette dans la réflexion sans fin et le rêve.

On pour­rait aussi consi­dé­rer que la for­mule clôt l’his­toire et ouvre le champ à l’inter­pré­ta­tion. En effet, la fin du poème n’est pas une morale sem­bla­ble à celle des fables, mais une énigme ouverte, poly­sé­mi­que. Rares sont les per­son­nes qui l’ont com­prise comme une apo­lo­gie du conser­va­tisme. Bien au contraire, « Personne n’est jamais content » serait le propre de l’homme, per­pé­tuel insa­tis­fait de sa situa­tion maté­rielle et sur­tout de sa condi­tion humaine, qu’il cher­che à amé­lio­rer.

Poème mul­ti­ple donc qui sup­porte sans arti­fice une inter­pré­ta­tion sym­bo­li­que de tous ses com­po­sants : les ailes sym­bo­li­sent la créa­tion, ... Comme L’Albatros de Baudelaire, il exprime aussi, et plus sim­ple­ment, la condi­tion du poète, du rêveur, de l’artiste qui vit plei­ne­ment dans l’uni­vers qu’il se crée et qui est han­di­capé dans la vie réelle. L’art est un moyen pour trou­ver l’image spi­ri­tuelle à partir d’un réel très dur, car l’art sublime le réel et le rend sup­por­ta­ble.

Le poète était lui-même étonné et heu­reux du destin fabu­leux de son petit poème, aux sens mul­ti­ples, « du ludi­que à l’esthé­ti­que, du tra­gi­que au diver­tis­se­ment », à l’image de son œuvre. Certains artis­tes ont com­pris le poème dans son sens lit­té­ral et l’ont repré­senté comme un simple oiseau, avec ses carac­té­ris­ti­ques phy­si­ques. D’autres y ont vu une fan­tai­sie et un jeu. Nombreux sont ceux qui l’ont lu comme une invi­ta­tion à cher­cher et trou­ver l’oiseau qui som­meille en chacun de nous, qui est là en puis­sance.

D’ailleurs, la phrase « Il vou­drait avoir peur de mourir un jour » est une claire invi­ta­tion à voir l’Oiseau comme un sym­bole de l’Homme. L’oiseau est un thème impor­tant dans l’his­toire des arts. Georges Bataille a écrit sur la pre­mière repré­sen­ta­tion de l’homme-oiseau dans la grotte de Lascaux. Pensons au faucon de Léonard de Vinci, aux oiseaux de Picasso, Braque ou Wifredo Lam, … aux mul­ti­ples Oiseaux, chefs-d’œuvre des grands musi­ciens et cinéas­tes du XXème siècle.

Ecrit en 1950, ce Portrait de l’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas est aussi marqué par son époque, les années d’occu­pa­tion, de résis­tance et d’exter­mi­na­tion : des mil­lions d’oiseaux se sont envo­lés à Auschwitz et dans les camps de la mort. Cette pensée hante l’esprit de l’écrivain, dans sa vie et dans ses nom­breux écrits de l’après-guerre. Elle revien­dra, vingt-cinq années plus tard, sous la forme d’un cri de révolte et d’hor­reur, dans son admi­ra­ble Monologue pour un Disparu.

Pour de nom­breux artis­tes et créa­teurs, ce Portrait de l’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas est une pro­fes­sion de foi : un poème est capa­ble de chan­ger le monde. Pour Franck Charlet, la morale du poème dit clai­re­ment « au lieu de cher­cher à s’enfer­mer dans le rêve et dans les para­dis arti­fi­ciels, il faut agir dans le monde réel ». Voici le témoi­gnage de Jean Masse, dis­ci­ple de la cho­ré­gra­phe et dan­seuse Karin Waehner, qui avait créé et dansé un ballet Portrait de l’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas, sur une musi­que de Paul Arma, en 1963 : « J’ai été très heu­reux de lire com­bien ce poème peut encore sus­ci­ter des actes de créa­tion en pein­ture, en gra­phis­mes. C’est le deve­nir de la créa­tion qui redonne du vivant et, à tra­vers la poésie, nous retrou­vons ce qui est vrai­ment humain dans l’homme ». (Lettre à Claude Lemand, Bordeaux, 2013).
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Claude Aveline, Portrait de l’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas

Voici le por­trait de l’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas.
Ce n’est pas sa faute si le Bon Dieu qui a tout fait a oublié de le faire.
Il res­sem­ble à beau­coup d’oiseaux, parce que les bêtes qui n’exis­tent pas
res­sem­blent à celles qui exis­tent.
Mais celles qui n’exis­tent pas n’ont pas de nom.
Et voilà pour­quoi cet oiseau s’appelle l’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas.
Et pour­quoi il est si triste.
Il dort peut-être, ou il attend qu’on lui per­mette d’exis­ter.
Il vou­drait savoir s’il peut ouvrir le bec, s’il a des ailes, s’il est capa­ble de plon­ger
dans l’eau sans perdre ses cou­leurs, comme un vrai oiseau.
Il vou­drait s’enten­dre chan­ter.
Il vou­drait avoir peur de mourir un jour.
Il vou­drait faire des petits oiseaux très laids, très vivants.
Le rêve d’un oiseau-qui-n’existe-pas, c’est de ne plus être un rêve.
Personne n’est jamais content.
Et com­ment voulez-vous que le monde puisse aller bien dans ces condi­tions ?

Paris, 1950.

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